« L’Étranger » ou  comment François Ozon réussit l’impossible


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François Ozon adapte le monument « inadaptable » d’Albert Camus et s’il ne fallait garder qu’une première phrase, ce serait celle-ci : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » Publié en 1942 chez Gallimard, L’Étranger d’Albert Camus est un choc. Il y déploie ce qu’on appellera l’« écriture blanche » : phrases courtes, style neutre, ton factuel. Meursault vit à Alger, en Algérie française. Il raconte la mort de sa mère, sa rencontre avec Marie, le meurtre d’un Arabe sur la plage – avec une distance glaçante. Ne ressent-il vraiment rien ? Il semble « asocial », « étranger » au monde et aux autres. De quoi le rendre coupable aux yeux de la société.

François Ozon s’attaque à ce monument « inadaptable » en noir et blanc tranchant. Contre toute attente, l’adaptation fonctionne, précisément parce qu’Ozon assume sa lecture personnelle plutôt qu’une fidélité illustrative. Un choix qui souligne une lecture anticolonialiste, renforcée par un prologue d’archives montrant Alger assimilée à la culture française. Cette contextualisation contemporaine dialogue avec la dimension philosophique du roman. Des passages majeurs de L’Étranger résonnent en voix off, ponctuels et percutants.

Ozon sait s’entourer. Jouer Meursault s’annonçait périlleux, tant le personnage est psychologiquement opaque. Pourtant, Benjamin Voisin s’en sort avec une justesse rare : il s’approprie le rôle sans trahir Camus. Rebecca Marder incarne une Marie lumineuse et crédible. Quant à Pierre Lottin en Raymond Sintès, il est si odieux qu’on a envie de le gifler – ce qui, pour le personnage, est un compliment.

Adapter un roman de 100 pages en film de deux heures : Un défi que ce réalisateur relève . Il y ajoute une critique discrète mais nette du colonialisme en Algérie. Sans caricature, il comble les silences de Camus : inégalités, rapports de force, violence sous-jacente. Quelques scènes suffisent à faire surgir tout un contexte historique.

Ozon ne trahit pas Camus – il le prolonge : Clair, audacieux, fidèle à l’esprit sans être littéral.